Mellow a écrit : ↑26 sept. 2022, 20:51
Valsiny a écrit : Le nom est aussi une frontière et en ce sens il peut aussi contribuer au malheur du monde. Il est comme toute chose, sans doute : un pharmakon, poison et remède.
Valsiny, je ne comprends pas en quoi les mots sont des frontières ou un poison dans ce sujet précisément.
Pas les mots, les noms. Le propre du nom est de définir, c'est-à-dire de tracer des frontières (en latin,
fines), de créer un dedans et un dehors. Tu le comprends très bien, puisque tu parles de boîtes. C'est ça, un nom : une boîte, avec des parois. Bien sûr les noms nous sont utiles et je ne vais pas argumenter l'aspect positif du nom.
Dans le cas qui nous occupe, ce qui m'ennuie d'emblée, c'est que les multiples façons d'être asexuel constituent un continu, un spectre, qui n'est lui-même qu'une partie du spectre de la sexualité. Tout comme les différentes langues segmentent arbitrairement le spectre de la lumière en différentes couleurs, la tendance actuelle pousse nos langues à segmenter le spectre de l'asexualité : là, ce sont les demi-sexuels, et passée cette frontière c'est autre chose. Ce faisant, on renonce à penser le continu, la fluidité, la labilité des sexualités, alors que c'est selon moi quelque chose qu'il s'agirait enfin de mettre en avant, de revendiquer, de défendre, contre la fixité, la simplification et l'invitation à l'essentialisation qu'est toute identité. Ce sont les autres noms, les autres définitions figées par le temps mais niées par une réalité qu'on assume enfin, qu'il s'agit d'attaquer.
Tu comprends aussi ce dernier aspect, puisque tu parles d'évolution dans le temps. Précisément : pourquoi alors faire semblant de croire en ces points de fixation, en ces boîtes qui n'existent pas ? Chacun aime pouvoir se raconter, se décrire, se dire : mais se nommer, c'est la façon la plus pauvre de se dire.
Autre mauvaise conséquence. La prolifération des noms implique un renoncement à tout intégrer. Parce que pour que chacun se sente représenté dans le langage, il faudrait en fait parvenir à créer autant de noms qu'il y a d'individus. Tout nouveau nom, en même temps qu'il paraît intégrer de nouvelles personnes, crée non seulement de nouvelles exclusions -- de ceux qui n'ont pas leur nom dans ce nouveau champ de fleurs -- et surtout de nouvelles marges -- pour ceux qui ne s'y retrouvent que partiellement, se sentiront les fesses entre deux chaises, etc.. Pour le dire autrement : ils créent de nouveaux domaines du normal et de l'anormal, du fixe et du transitoire, et perpétuent ainsi la logique dont il s'agirait de sortir enfin.
Le défaut d'intégration vient aussi, d'une façon très bête mais non moins grave, du problème pratique engendré par la prolifération elle-même : s'il y a trop de noms, personne ne les apprend, et on en découvre difficilement l'énorme liste sans avoir envie de sourire. Or un nom qui n'est pas en partage a la consistance d'un fantôme et ne peut que frustrer celui qui le porte, condamner à ne se voir reconnaître que par le minuscule cercle des gens qui sont comme lui. Le reste du temps, il ne sortira jamais son nom que pour l'expliquer, comme on fait aujourd'hui avec les noms de la plupart des -phobies.
J'ajoute que les noms en question me semblent hautement problématiques et particulièrement mal choisis. Ils inscrivent dans ces nouvelles identités le manque et la privation :
aromantique,
demi-sexuel... Je refuse de me désigner comme une personne incomplète ou privée de quelque chose.